L’Internet et la révolution électronique des réseaux, à l’instar des changements technologiques antérieurs, offrent la promesse d’un monde meilleur et plus équitable pour tous. Pourtant, il est de plus en plus évident que certaines élites instrumentalisent les avantages de ces développements en grande partie pour elles-mêmes, renforçant ainsi leurs positions globales de contrôle. Les corporations transnationales, souvent en partenariat avec les gouvernements, élaborent et construisent cette nouvelle société dans leur propre intérêt, au détriment des nécessités de l’intérêt public général.
Plusieurs secteurs clés dans les pays développés et dans les pays moins développés vivent déjà des perturbations et des transformations majeures : le commerce de détail avec Amazon, les médias avec Facebook, le secteur hôtelier avec AirBnB, les taxis avec Uber. Et Google et Apple ont énormément avancé dans la valorisation numérique et la marchandisation des moindres aspects de notre vie personnelle et sociale. En surface, un bon nombre de ces nouveaux services et de leurs modèles de prestation semblent bénins, voire positifs. Ils apportent effectivement des avantages tangibles à certaines personnes et à certaines institutions, à tel point que beaucoup de gens sont prêts à renoncer au secret de leurs données et à leur confidentialité.
Cependant, une analyse plus approfondie révèle des évolutions presque imperceptibles qui engendrent des changements sociétaux plus profonds et génèrent de nouvelles formes d’inégalité et une augmentation des divisions sociales existantes. Si ces changements ne sont pas contrôlés, ils pourraient être les précurseurs de modèles commerciaux et de dynamiques institutionnelles numériques portant gravement atteinte aux droits durement gagnés par les travailleurs/travailleuses et les citoyens/citoyennes, ainsi qu’aux régimes de protection sociale et, in fine aux institutions démocratiques. Il est nécessaire de faire appel à la rigueur analytique et à la militance pour critiquer ces modèles sociaux et commerciaux émergents et pour développer des alternatives favorisant activement la justice sociale.
Cette tendance s’applique en particulier à la transformation interne de secteurs socio-économiques, grâce à l’agrégation et à l’analyse de micro-données à l’échelle mondiale. Les « Big data » (mégadonnées) créent de nouveaux paradigmes dans de nombreux domaines – par exemple le concept de « villes intelligentes » est présentée comme le nouveau modèle de gouvernance basée sur les données pouvant potentiellement supplanter les processus politiques et démocratiques. Pourtant, ces changements – contrairement à ceux qui existent au niveau du consommateur – sont largement invisibles. Ils transforment les conditions d’emploi et de travail des citoyens, les connaissances auxquelles ils ont accès, les relations en matière de pouvoir économique et, en fin de compte, les droits généralement acquis par les peuples. La mise en œuvre de ces paradigmes peut et va avoir un impact généralisé car leur influence s’étend à travers les secteurs sociaux et économiques, affectant l’ensemble des classes socio-économiques et la réalité de tous les pays du globe.
Il est d’une importance vitale et urgente de contester cette dynamique alors que nous sommes encore dans la période de formation rapide d’un nouveau paradigme dans lequel presque toutes les institutions sociales de l’ère industrielle sont affectées par la force transformatrice d’une révolution des réseaux et des données. C’est précisément maintenant, alors que nous sommes encore dans cette « phase de conception », que l’engagement des mouvements sociaux progressistes portera le plus de fruits.
Dans les faits, alors que les acteurs dominants sont puissamment organisés en réseaux et tentent de modeler la société numérique en fonction de leurs intérêts, les forces progressistes n’en sont encore qu’aux premiers stades de la définition et de l’identification des problèmes, en général autour d’une question spécifique; très peu de progrès ont été accomplis dans la mise en réseau, dans le développement de collaborations et d’alternatives appropriées, dans la mise en place de stratégies et dans l’adoption d’agendas à un niveau plus large.
Le Forum Social d’Internet (FSI), à travers ses différents événements et ses actions, vise à offrir une réponse basée sur les vrais combats de celles et ceux qui luttent pour la justice sociale. Il vise à créer un espace dynamique et productif de dialogue et d’actions entre les différents secteurs sociaux et les groupes d’intérêt qui peuvent sensibiliser, informer, éduquer et mobiliser la société civile mondiale pour provoquer des changements politiques. À partir de cet espace, nous souhaitons rechercher activement et mettre en œuvre des alternatives concrètes et cohérentes. Ces actions pourront guider et stimuler les nouveaux mouvements sociaux innovateurs, dans l’optique de nous engager sur la voie d’un développement plus durable, ancré sur les droits humains et la justice sociale.
L’idée de lancer un FSI prend d’abord racine dans l’héritage de la société civile lors des deux Sommets Mondiaux des Nations Unies sur la Société de l’Information (SMSI) en 2003 et 2005. Cela dit, en prenant un certain recul, les membres collectifs du FSI perçoivent que la vision et la portée découlant de ces sommets ont été trop étroitement centrées sur les préoccupations concernant l’Internet et les TIC et pas assez sur la façon dont elles pourraient transformer et transforment actuellement la vie culturelle, politique, sociale et économique. En tant que Forum thématique intégrant le Forum Social Mondial et ses principes, le FSI fait sien la maxime qui affirme qu’« Un autre monde est possible ».
Le processus du FSI en est encore à ses tout débuts. Mais les mécanismes idéologiques visant à modeler de nouveaux schémas sont déjà en pleine évolution. Des promesses utopiques sont vendues au public : un monde de services gratuits, de confort croissant et de loisirs. Ces futurs doivent être radicalement critiqués et montrés du doigt pour ce qu’ils sont, à savoir une nouvelle vague d’accumulation de capital véhiculée par la technologie. Cette vague est particulièrement dangereuse compte tenu du potentiel de transformation de ces changements technologiques et du fait que ces derniers aient lieu à une époque où le néolibéralisme – bien que discrédité dans la théorie et dans la pratique – est encore le principal moteur de l’agenda mondial.
Au regard de l’élargissement des enjeux et de la menace des droits en matière de justice sociale dans de nombreux secteurs (santé, éducation, environnement, égalité des sexes, développement économique, etc.), les groupes de facilitation du FSI en appellent aux mouvements de justice sociale à travers le monde, ainsi qu’à toutes les personnes et organisations concernées, à s’engager au sein du processus du FSI.
2. Des tendances mondiales préoccupantes
La société mondiale se trouve à l’orée d’un changement profond, impulsé notamment par la domination d’une nouvelle entité transnationale et néolibérale dont le propos est de convaincre que l’industrie privée devrait non seulement jouer un rôle significatif mais aussi être la responsable de la résolution d’un grand nombre de problèmes graves et urgents de la société. Les inquiétudes portant sur la façon dont l’évolution d’Internet peut affecter l’environnement social et économique, y compris les nouveaux secteurs à risques, tels que l’exploration des données (data mining) et la surveillance, s’avèrent insignifiantes face à l’horizon alarmant que ce nouveau paradigme de mégadonnées qui est en train de s’installer dans les structures économiques, sociales et culturelles.
La première génération d’entreprises transnationales d’Internet et de médias sociaux est accusée (avec des arguments valables) d’affaiblir l’identité collective, de mettre en péril la notion même de vie privée et de diminuer la capacité d’action des citoyens ou même des consommateurs. D’autres acteurs du secteur privé – de l’agrochimie à l’hôtellerie, se tournent vers des modèles d’affaires en réseau, centrés sur les données, et se disent prêts à exploiter pleinement ce nouveau schéma de création de valeur, transformant un secteur social et économique après l’autre en machine à générer du profit, le plus souvent au détriment de services et d’espaces publics et en ignorant des droits et des libertés construits par les générations successives.
Qui plus est, les algorithmes et l’intelligence artificielle s’inscrivent non seulement et de plus en plus dans la logique de surveillance, mais aussi dans le champ des forces policières, de l’octroi de crédits financiers, de l’éducation, de l’emploi, des soins de santé et de bien d’autres domaines du secteur public. Le renforcement de la partialité des données collectées par les institutions fait croître le risque d’augmentation de discrimination raciste, sexiste, ethnique, sociale ou générationnelle.
Partout dans le monde, les militants et les mouvements poursuivant des objectifs de justice sociale doivent être alertés sur ces questions et ces évolutions. Grâce à une action concertée, les militant(e)s pour la justice sociale peuvent jouer un rôle essentiel pour enrayer ces tendances préoccupantes et proposer des perspectives alternatives.
Au niveau mondial, les structures actuelles de gouvernance d’Internet sont largement sous le contrôle des grandes entreprises et de leurs alliés dans les gouvernements des principaux pays industriels. Ces partenariats stratégiques visent à réorganiser les structures mondiales de gouvernance afin qu’elles s’alignent davantage sur les intérêts des corporations transnationales et du capital que sur l’intérêt général, même si elles semblent inclure en apparence toutes les « parties prenantes » dans la prise de décisions. En fin de compte, nous sommes en présence d’un agenda implicite plus souterrain visant à remplacer les fragiles et imparfaites structures de gouvernance démocratiques mondiales existantes, par une gouvernance encore plus opaque et « dirigiste » (top-down) modelée par les corporations transnationales. Cela rendrait les gouvernements nationaux, même s’ils peuvent représenter véritablement l’intérêt public et des processus démocratiques « participatifs » et « ascendants » (bottom-up), de plus en plus supplétif contre les forces de l’économie.
Au fond, nous observons un assaut s’opérer contre nos droits, qui prend de l’ampleur lentement mais inexorablement sur de nombreux fronts, et au final sur le concept même de justice sociale. Si cet assaut atteint son objectif, son résultat sera une réduction considérable de l’importance des structures démocratiques participatives en tant qu’objectif fondamental et légitime des sociétés.
Si nous voulons comprendre pleinement les risques inhérents à ces tendances négatives, si nous voulons nous y opposer de manière stratégique et concevoir des alternatives efficaces, nous devons amorcer et soutenir une exploration approfondie de ces dynamiques de manière coordonnée autour d’un l’engagement à long terme dans des actions orientées selon un angle de changement systémique.
3. Construire ensemble des alternatives par le biais du FSI
Les intérêts néolibéraux stratégiquement interconnectés sur l’ensemble de la planète visent à capturer le pouvoir de ces technologies pour renforcer leur domination. L’alternative n’est pas seulement de ralentir, voire d’arrêter ce processus, mais de reconquérir ces technologies afin de favoriser et de les remettre au service de la justice sociale.
Si la question du numérique est directement liée à celle de la justice sociale par son impact sur des secteurs spécifiques (la gouvernance et la démocratie, l’éducation, la santé, les droits du travail, les services publics, y compris l’aide sociale, l’égalité entre les sexes, l’environnement, …etc), celle-ci ne peut pas être abordée de manière isolée secteur par secteur. Outre une analyse et une solution adaptée à chaque champ thématique, il est important de considérer un tel phénomène comme un élément de “méta-niveau” ou d’infrastructure, car il englobe des structures sociales et des dynamiques nouvelles et émergentes qui font système entre elles. La plupart des interventions sectorielles se sont concentrées sur les applications pratiques (ou au mieux sur certains impacts négatifs) de la sphère numérique, et non sur ses constructions et orientations structurelles qui dans tous les cas sont difficiles à articuler et à traiter à l’intérieur d’un seul angle d’approche. A l’évidence, de par sa forme même et la nature de son impact, la révolution numérique appelle une réponse holistique et intersectorielle.
Il nous faut disposer d’un espace qui facilite et encourage l’apprentissage et la réflexion axée sur la justice sociale, sur ce que tout cela signifie et sur la meilleure approche à mettre en œuvre. C’est pourquoi le FSI cherchera à s’engager avec celles et ceux qui sont déjà impliqués dans des luttes pour la justice sociale dans un éventail élargi de questions et de secteurs thématiques. Une observation et une critique approfondies, ainsi que des expériences d’intervention positive, permettront de comprendre comment ces mêmes technologies peuvent être utilisées en faveur de la justice sociale et de la démocratie.
Dans ce sens, nous proposons d’aborder les axes suivants:
- Que signifie la justice sociale dans le contexte des transformations du développement du numérique et au sein des différents secteurs et problématiques (environnement, sécurité publique, éducation, transport, santé publique, sécurité nationale, migrations, etc.) ?
- Comment ces tendances numériques affectent-elles déjà les mouvements de justice sociale à travers le monde?
- Comment les nouvelles pratiques commerciales qui dominent l’ère numérique peuvent-elles être analysées, critiquées et influencées efficacement?
- Quelles sont les implications de ces tendances pour la gouvernance mondiale d’Internet et pour les structures de gouvernance dans leur ensemble – comme pour la gouvernance et la démocratie en général?
Le collectif FSI explorera, documentera et appuiera des alternatives prometteuses telles que celles que nous mentionnons ci-dessous :
- Les modalités suivant lesquelles le monde de l’Internet, les « métadonnées » et « l’intelligence artificielle » peuvent fonctionner en faveur du bien social, et les structures de gouvernance nécessaires pour y parvenir.
- Les médias de la société civile et des mouvements sociaux qui peuvent être utilisés pour éduquer, informer et mobiliser les actions et les réponses tant au niveau local que mondial.
- Les systèmes technologiques appartenant aux communautés qui constituent une alternative aux infrastructures numériques contrôlées par le gouvernement ou les entreprises.
- Les projets de commoning dans le monde (open source, open knowledge, etc.) et le mouvement de l’économie solidaire.
- Les outils visant à soutenir les mouvements de justice sociale et la façon d’établir des liens avec les militants de l’Internet pour les appuyer.
- Les exemples d’activisme fécond et efficace ; par exemple, les avancées en matière de droits à Internet et de protection de la vie privée, les mouvements qui favorisent la neutralité du réseau ou s’opposent à la détaxation, l’activisme des actionnaires axé sur la justice sociale dans les différents secteurs industriels.
- La lutte contre la surveillance en soutenant la sécurité fondée sur l’amélioration des droits fondamentaux de l’utilisateur final au moyen de technologies de chiffrement et d’amélioration de la confidentialité, plutôt que le discours avancé sur la cybersécurité des entreprises et des gouvernements.
- Les exemples de réussites en matière d’égalité des genres et de droits des femmes dans l’élaboration des politiques en matière de TICs.
- Les perspectives et les approches des jeunes qui en grandissant deviennent des « natifs numériques », des constructeurs cohérents et créatifs d’alternatives et qui sont les cibles privilégiées des stratégies des entreprises numériques.
Le collectif promoteur du FSI invite les groupes et les personnes intéressés à nous contacter à l’adresse suivante : secretariat[at]internetsocialforum[dot]net